Les lépreux de Tracadie

Lorsque la lèpre éclate au Nouveau-Brunswick, dans les années 1800, les autorités ne perdent pas de temps pour isoler les malades, malgré des avis contraires.

Écrit par Isolde Prince

Mis en ligne le 11 septembre 2018

Ce qui est le plus émouvant des photographies du 19e siècle représentant les lépreux canadiens-français de Tracadie, c’est qu’ils portent leurs beaux habits du dimanche. Malgré leurs visages ravagés, rendus méconnaissables par les excroissances et tumeurs, les petites filles et les femmes portent des bandeaux blancs et les hommes sont en costume et cravate.

Nous croyons que la lèpre nous vient de pays éloignés et tropicaux, et qu’il ne s’agit certainement pas d’un mal canadien. Mais ces malades, parmi les derniers de l’hôpital des lépreux de Tracadie au Nouveau-Brunswick, sont des victimes canadiennes de l’une des maladies les plus redoutées de l’histoire.

En 1844, Francois Xavier Lafrance, un jeune prêtre nouvellement arrivé dans la petite communauté de pêcheurs de Tracadie, au nord-ouest du Nouveau-Brunswick, signale une découverte terrifiante. Certains de ses paroissiens sont défigurés par « un mal terrible ».

Leur visage est déformé par des masses et excroissances; leur nez, leurs mains et leurs pieds sont couverts d’ulcères et gangrenés, les os apparaissent par les plaies ouvertes. Leur haleine est fétide et leur voix enrouée, la maladie ayant envahi leur gorge. Certains sont aveugles. À la demande instante du prêtre, les autorités du Nouveau-Brunswick dépêchent une commission médicale.

Dans leur rapport, les médecins confirment les craintes du prêtre : les villageois souffrent de la lèpre, une maladie à progression lente et souvent mortelle, détruisant la peau et les nerfs, similaire à la lèpre tuberculeuse qui a dévasté l’Europe au Moyen Âge.

Les plus vieux colons parviennent à remonter la filière jusqu’au premier cas. Ursule Benoit, une Acadienne, montre des signes de la lèpre en 1817, et meurt de la maladie en 1828. Les commissaires écoutent l’histoire terrifiante de ses funérailles, où le contenu liquéfié de son cercueil se répand sur l’épaule d’un des porteurs, qui contractera lui-même la lèpre et en mourra. Depuis cette tragédie, des cas apparaissent dans la région. Dans leur rapport de 1844, les commissaires identifient 18 victimes encore vivantes.

La lèpre terrorise les populations à toutes les époques. Au Moyen Âge, les lépreux sont jugés « impropres ». Aux lépreux encore vivants, on dit une messe funéraire. Ensuite, on les déclarait morts et on les bannissait de la communauté.

Suivant cette funeste tradition, les commissaires ordonnent aux hommes, aux femmes et aux enfants touchés, certains âgés de seulement huit ans, de se rassembler. On les isolera dans une veille station de quarantaine pour le choléra sur l’île Sheldrake, située à l’embouchure de la rivière Miramichi, à environ 80 kilomètres de leur village.

Sur cette île, pratiquement abandonnés à leur sort, les lépreux vivront le reste de leur vie. La colonie de lépreux de Sheldrake est loin d’un sanatorium. Les cabanes de quarantaine sont mal aérées, sombres, froides et sales. Aucun soin n’est prodigué. Les moins malades doivent prendre soin de ceux qui sont trop mutilés.

Les conditions de détériorent rapidement. Un médecin en visite décrit une scène d’horreur en 1849 : « Je n’ai jamais vu un spectacle aussi éprouvant. L’odeur de putréfaction est à tel point insupportable qu’il faut la plus grande détermination pour prodiguer les soins ».

La colonie de lépreux canadiens-français attirera l’attention de la communauté médicale, à une époque où la mise en quarantaine des lépreux fait controverse. Une série d’articles enflammés dans la littérature médicale condamnent le sort réservé aux malades par le Nouveau-Brunswick.

« Le malade innocent est condamné par le juge de ce pays à un emprisonnement à perpétuité », écrit le médecin canadien Robert Bayard dans un article de la revue The Lancet.

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Les médecins comme Bayard jugent la quarantaine inutile car la maladie est trop rare pour être transmissible. La lèpre a existé pendant 28 ans parmi les 22 000 résidents de deux comtés du Nouveau-Brunswick, et pourtant, seulement 40 cas ont été observés.

En outre, les contacts étroits entre malades et êtres sains sont fréquents. Les bébés étaient souvent nourris par des mères lépreuses et les malades dormaient souvent au côté de leur conjoint en santé.

Par exemple, un homme nommé Fabien Gotreau aurait été malade pendant trois ans, avec des tubercules sur les organes génitaux. Pourtant, il habite avec sa femme, qui ne contracte pas la maladie, ainsi que ses sept enfants.

Un article du médecin Alexander Boyle dans le London Medical Gazette de 1844 souligne que le Nouveau-Brunswick accuse un grave retard dans sa pratique, qui consiste à isoler les malades dans une colonie de lépreux.

« En Europe, une plus grande expérience de la maladie a permis d’écarter toute crainte de contagion. Les lépreux sont accueillis dans les hôpitaux, sans distinction, au même titre que les autres patients », écrit M. Boyle.

Le docteur Boyle et d’autres prétendent que la lèpre est héréditaire. Ils produisent des arbres généalogiques reliant les cas du Nouveau-Brunswick à la famille d’Ursule Benoit. Ils croyaient en une prédisposition héréditaire, combinée à la pauvreté, au manque d’hygiène et à la mauvaise alimentation, en particulier le « poisson putride », qui pourrait activer la maladie en latence.

D’autres expriment leur désaccord. Le docteur Alexander Key, qui a dirigé la commission médicale de 1844 au Nouveau-Brunswick, est convaincu que la lèpre est transmissible et que les lépreux doivent être incarcérés ou isolés.

Nous savons aujourd’hui que les deux parties ont partiellement raison.

La lèpre, ou maladie de Hansen, est en effet causée par un organisme infectieux, Mycobacterium leprae. Mais comme les auteurs médicaux l’ont clairement documenté dans leurs études, la lèpre est difficile à transmettre.

La plupart des populations sont très résistantes à cette maladie, et les risques pour les autres sont faibles. Seulement environ 1% des personnes exposées développeront une forme évoluée de la maladie.

Malheureusement pour les Acadiens du 19e siècle, le public exerce de fortes pressions sur le gouvernement pour qu’il confine les lépreux. Les craintes de la population enterrent les voix plus modérées de la communauté médicale. Les victimes sont laissées à leur triste sort dans leur lazaret médiéval.

Les conditions des lépreux du Nouveau-Brunswick s’améliorent au fil des ans. Une nouvelle institution est construite à Tracadie dans les années 1850. Le docteur James Nicholson devient le premier médecin résident du lazaret en 1863. Et en 1868, sept sœurs de Saint-Joseph, de Montréal, incluant le pharmacien St-Jean de Goto, s’installent dans la colonie. La compassion des sœurs, leurs soins et leur attention ont beaucoup contribué à alléger les souffrances des résidents.

La source de la lèpre au Nouveau-Brunswick demeure un mystère. Certains historiens croient qu’elle pourrait tirer son origine d’exilés acadiens de retour de la Louisiane, une autre conséquence tragique de la grande Déportation qui a commencé en 1755. Elle pourrait aussi prendre sa source en Normandie.

Peu importe par où elle est arrivée, la maladie a pris une centaine d’années à disparaître entièrement. Les derniers patients acadiens ont été admis à la léproserie en 1937; le centre a fermé ses portes en 1965.

La lèpre, aujourd’hui

Il pourrait y avoir davantage de cas de lèpre au Canada, aujourd’hui, qu’il n’y en avait à l’époque de la léproserie de Tracadie. Au 19e siècle, le lazaret n’accueillait que 30 à 40 malades à la fois. Mais entre 1979 et 2002, en Ontario seulement, 184 cas de lèpre ont été rapportés, provenant essentiellement de pays où la maladie est encore active, comme l’Inde, les Philippines et le Vietnam.

La lèpre est encore une maladie transmissible. Elle peut être guérie, mais difficilement. Le patient doit prendre plusieurs médicaments puissants pendant une longue période. Et pourtant, la lèpre passe pratiquement inaperçue au Canada.

On ne craint plus cette maladie, en grande partie parce que l’on a retiré les termes « lèpre » et « lépreux ». Aujourd’hui, on l’a rebaptisée maladie de Hansen, du nom d’Armaur Hansen, un Norvégien qui a découvert le bacille à l’origine de la maladie en 1873. La disparition de ces termes nous a aidés à effacer l’horreur de ceux qui furent condamnés à l’isolement et à l’abandon.

Cet article est paru dans le numéro octobre/novembre 2009 du magazine The Beaver.

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