Histoire orale : Un trésor muséal
Je suis gardienne de souvenirs, mais je ne suis pas un grenier. Je préserve la beauté du quotidien, sans être photographe. Je suis entourée de mots et d’histoires, mais ma bibliothèque n’est point faite de papier. Je suis conservatrice de mémoires de femmes et d’hommes, d’émotions et d’expériences.
Témoins du temps montréalais qui passe, les réserves du MEM — Centre des mémoires montréalaises préservent non seulement des objets et images qui rappellent l’histoire populaire du dernier siècle, mais aussi une précieuse collection de témoignages. Pour raconter l’histoire et les identités de Montréal, le MEM donne une place importante à la mémoire citoyenne, cette mosaïque de vies qui donne sa couleur propre à la métropole. Écouter des souvenirs, c’est le privilège de regarder un moment ou une époque à travers le regard de celles et ceux qui ont vécu l’histoire.
Le MEM est l’héritier du Centre d’histoire de Montréal (CHM), le musée de la Ville de Montréal fondé en 1983. C’est au début des années 2000 que l’équipe du CHM expérimente l’histoire orale. Les premiers projets prennent la forme de « cliniques de mémoire », des activités de collecte de témoignages à l’occasion desquelles les citoyens sont invités à raconter leurs histoires de quartier, la vie de leur communauté d’appartenance, ou leur parcours de vie personnel. Réalisées en partenariat avec des organismes communautaires, les premières collectes ne sont pas réalisées dans une optique de préservation, mais plutôt dans une optique de diffusion, notamment par des expositions, ainsi que dans le but de créer de l’engagement communautaire et de développer une fierté collective autour d’une histoire partagée.
À force d’expériences concluantes, le CHM se positionne à l’époque comme l’un des rares musées mettant en valeur l’histoire orale par la collecte et la diffusion de témoignages. Sous la direction de Jean-François Leclerc (directeur de 1996 à 2018), l’équipe du CHM va à la rencontre de Montréalais qui racontent l’histoire de leur quartier — que ce soit Rosemont, Parc-Extension ou Saint-Laurent — partagent leur expérience au sein d’une communauté issue de l’immigration — telles que la communauté portugaise, haïtienne ou chinoise — ou donnent leur perspective sur la vie au quotidien dans des complexes de logement social — à Benny Farm et aux Habitations Jeanne-Mance.
Prête pour un nouveau défi, l’équipe du CHM se lance dans une série de grands projets de collectes de témoignages qui donneront des expositions à succès : Quartiers disparus (2011-2013), Scandale! Vice, crime et moralité à Montréal, 1940-1960 (2014-2017), et Explosion 67 — Terre des jeunes (2017-2020). Ces expositions, pour lesquelles la parole vivante est au cœur de l’expérience de tournée, font réagir les visiteurs, qui ressentent des émotions fortes, font des liens entre leur histoire et celle des témoins, et apprennent directement l’histoire de Montréal de la bouche de leurs voisins.
Pendant ce temps, en coulisses, l’équipe du CHM fait bouger la muséologie et travaille fort pour faire reconnaître le témoignage oral comme objet muséal. De 2016 à 2019, les cassettes et disques des tout premiers projets de collectes du CHM — auprès notamment des communautés portugaise, haïtienne, de Rosemont et de Benny Farm, et de l’imprimerie Lovell — sont sauvés de la cave et de l’oubli. Ils sont numérisés, copiés, indexés et catalogués. Ce projet de sauvetage et de description est entrepris dans l’objectif de réutiliser ces riches sources orales dans les nouveaux projets du MEM, et de les rendre disponibles pour les chercheurs qui s’intéressent aux détails du vécu, aux histoires marginalisées, et aux anecdotes ressenties.
L’idée de réutiliser des citations porte déjà fruit — prenons comme exemple Fenêtres sur l’immigration, une exposition itinérante s’intéressant aux récits d’immigration et réalisée à partir de témoignages de la collection du CHM récoltés dans le cadre de différents projets au cours des années.
L’histoire orale nous invite à aller voir au-delà du premier récit rencontré et d’explorer des perspectives diverses, nous permettant ainsi d’accéder aux différents niveaux de l’expérience montréalaise. En écoutant des témoignages, nous apprenons à mettre de côté nos préjugés, à faire preuve d’humilité et d’empathie, à mieux comprendre la réalité de l’autre et à s’ouvrir à des univers qui nous étaient jusqu’alors inconnus.
« À une époque où rien n’était permis pour les gais. Faut comprendre que jusqu’en soixante-et-neuf, on était illégal. On était illégal de toutes les manières, de toutes les façons. Et puis un bar qui était gai, comme celui que moi j’ai aidé à créer, la continuation du Samovar, au 1422 Peel, en 1957-58, 250 homosexuels dans la même place, c’tait considéré comme pas loin d’un bordel, si on veut, c’tait une place illicite, parce qu’on était tous illégaux. Tous. Jusqu’en soixante-et-neuf. Ils pouvaient nous arrêter. On était considérés comme des gens de troisième classe, ni plus ni moins. (...) Les gens regardaient de gauche à droite, et même en haut, avant d’entrer dans un bar. »
– Armand L. Monroe
La collection de témoignages du MEM, bien qu’elle ne prétende pas représenter de manière exhaustive le vécu des Montréalais, préserve de l’oubli des histoires qui méritent d’être racontées. Les témoignages de cette collection sont la voix de communautés, de quartiers, de foyers et de métiers de Montréal, et elles complexifient le portrait qu’on se fait de l’histoire de notre ville. En prenant la décision de conserver et de cataloguer les témoignages en tant qu’objets de sa collection, le MEM exprime sa volonté de valoriser les témoins comme des experts de leur vécu, et se positionne comme porteur de la mémoire des Montréalais.
Dans le cadre du MEM, la collection d’histoire orale a le potentiel d’apporter une dimension sensible et authentique à l’histoire de Montréal. C’est une collection qui comprend des entrevues avec des témoins d’un événement, d’un lieu, d’une époque, qui partagent leurs souvenirs, leurs émotions et leur interprétation du passé. La collection comprend aussi quelques entrevues avec des témoins experts, c’est-à-dire des chercheurs qui partagent leurs connaissances; ce type d’entrevue a l’avantage de rendre la mise en contexte historique bien plus vivante qu’un panneau de texte.
« Je n’ai pas quitté l’Algérie parce que j’en avais envie. Pas parce que j’étais pauvre. Pas parce que je n’avais pas d’argent. Pas parce que je n’aimais plus mon pays ni le peuple. Mais parce que j’avais peur. J’avais peur pour mes enfants, pour mon mari et pour moi-même. »
– Jeanne Farida
Aujourd’hui sous la direction d’Annabelle Laliberté, le CHM vit une grande transformation pour devenir le MEM, une institution citoyenne et muséale qui ouvrira ses portes au coin de Sainte-Catherine et Saint-Laurent dans les prochains mois. Porteur de l’héritage du CHM, le MEM a une mission revitalisée qui célèbre les identités, les voix et les mémoires montréalaises. La collection de témoignages du MEM jouera un rôle essentiel dans la mise en œuvre de cette mission. C’est d’ailleurs le désir de conserver, de développer et de mettre en valeur cette collection qui a grandement motivé la création, en 2019, du poste de conservatrice au MEM.
La mémoire vivante conservée au MEM couvre près d’un siècle, remontant jusqu’aux années 1930. La collection comprend aujourd’hui 538 entrevues avec 557 témoins, ce qui représente plus de 410 heures d’entrevues audio et audiovisuelles en cinq langues. Et cette collection est appelée à grandir! Une nouvelle collecte avec les « vélos citoyens du MEM » a eu lieu durant l’été 2021 dans le quartier Milton-Parc, et trois nouvelles collectes de témoignages sont déjà en cours de préparation, pour que dans les expositions inaugurales du MEM, les Montréalais se rencontrent et se racontent!
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