Derrière la lentille
À l'époque où j'étais un journaliste débutant pour un quotidien de la Nouvelle-Écosse, je devais également faire mes propres photographies.
Je me souviens encore de ma première affectation comme si c'était hier. J'ai entendu le crépitement du scanneur... une collision près de l'intersection la plus achalandée... un piéton blessé... son état pour le moment inconnu.
J'attrape mon vieux Pentax K-1000 et me précipite vers les lieux du drame. J'arrive sur la scène. Il y a une ambulance et une femme au sol, gémissant de douleur. Près d'elle, le conducteur d'une automobile en état de choc, décrivant l'incident aux policiers.
Je me souviens de m'être approché pour prendre une photographie de la femme. À ce moment, tout ce qui me venait à l'esprit c'était la mécanique d'une bonne photo : encadrer l'image, faire ma mise au point, appuyer sur le bouton de déclenchement, reprendre l'opération...
La victime, toujours consciente, regardait droit dans ma lentille. Je continuais à faire des photos. Et ensuite, soudainement, c'était terminé. L'ambulance était repartie et je devais me dépêcher de développer mes photographies avant l'échéancier.
À ce moment, je n'ai même pas pensé à déposer mon appareil photo et à offrir mon aide. Aujourd'hui, des années plus tard, je me demande si j'ai fait le bon choix.
J'admire depuis longtemps les photojournalistes; je les admire sans cependant les envier, car c'est un métier solitaire. Nous sommes nombreux à prendre part à la vie active, mais les photographes, eux, doivent vivre en marge. Ils voient la vie par leur lentille et observent donc le monde avec un certain détachement.
Il y a deux ans, nous avons présenté, dans le cadre de la publication du Beaver, un magazine spécial intitulé « 10 Photos that Changed Canada ».
En lisant les articles, une phrase en particulier m'est restée en mémoire. Elle est tirée de l'article de Chris Webb « Henderson's Goal » et raconte l'histoire de la fameuse photographie de Frank Lennon, prise quelques moments après que le Canada ait marqué le but vainqueur lors des Séries de 1972 contre les Russes.
La partie était presque terminée. Lennon, qui était à l'époque photographe pour le Toronto Star, se tenait près du but des Russes parmi des milliers de partisans en délire. Lorsque Paul Henderson compta le but de la victoire après avoir frappé son propre retour, les Canadiens dans la foule se levèrent d'un bond en hurlant, mais pas Lennon.
Comme le raconte Webb, « Lennon n'avait qu'un souhait, se joindre aux célébrations, mais il est resté immobile pour prendre sa photo. »
Si j'avais été là, j'aurais sans doute crié autant que les autres... et j'aurais sans doute raté ma photo. Voilà pourquoi je ne suis pas un grand photographe.
Pour devenir un grand photographe, il faut faire des sacrifices. Prenez Claude Detloff, le photographe du Vancouver Province qui prit la photo que l'on retrouve dans l'article de Phil Koch « Wait for me, Daddy ». La photo montre une mère qui suit son fils à la course alors que ce dernier, la main tendue, tente de rejoindre son père qui part à la guerre.
Pour moi, cette image est déchirante. Je me suis demandé si Detloff avait souhaité, même l'espace d'un instant, mettre son appareil de côté pour consoler le petit garçon. Il ne l'a pas fait, et cela nous permet, aujourd'hui, de voir cette magnifique photographie.
Les grands photographes doivent voir le monde sans passion afin de faire leurs photos avec passion. Leur appareil et leur carte de membre de la presse leur donnent un accès exclusif à un monde que nous ne verrons sans doute jamais, un monde où les premiers ministres font des pirouettes dans le dos de la Reine et où un simple ballon de football échappé contribue à faire échouer une campagne électorale. Pourtant, même s'ils appartiennent à ce monde, ils n'en font jamais réellement partie.
Suite à ce reportage spécial sur les dix photographies qui ont changé le Canada, nous avons produit un livre intitulé « 100 Photos that Changed Canada », qui sera mis en vente dès novembre 2009.
Dans ce livre, vous trouverez des photographies qui nous touchent et qui nous mettent en colère, qui nous font rire ou pleurer. Chaque photographie immortalise un moment de notre passé et brosse un portrait d'ensemble de notre histoire.
En parcourant le livre, prenez quelques minutes pour penser aux photographes qui ont sacrifié une partie d'eux-mêmes pour capturer ces images immortelles du Canada.
Certains choisissent cette vie de solitaire, heureusement pour nous.
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