Les secrets des romans à quat’sous dévoilés!

L'étrange et extraordinaire chronique d'un incroyable phénomène éditorial québécois!
Écrit par Jean-Louis Trudel Mis en ligne le 3 juin 2024

Alors que les Alliés se rapprochent de Berlin, l'intrépide espion canadien-français, Jean Thibault – connu sous le nom de code Agent IXE-13 – et son fidèle lieutenant, Marius, poursuivent leur mission d'infiltration dans le plus profond repaire du pouvoir nazi. Déguisés en officiers allemands, les agents infiltrés parviennent à repérer le quartier général d'Adolf Hitler. Les deux amis se retrouvent seuls, à quelques pas de l'appartement privé du Führer. On leur a laissé à chacun une mitrailleuse, des munitions, deux fusils et leurs pistolets : 

« Bonne mère, fit Marius, on ne nous a jamais si bien traités. » 

IXE‑13 regardait toutes ces armes : 

« Tant mieux pour nous, Marius, nous pourrons donner un coup de main aux Alliés en temps et lieux. Il faudrait cependant trouver un moyen de voir le Führer. » 

Mais deux gardes décidés montaient la garde devant la porte de l'appartement du fou d'Allemagne. 

C’était une chose presque impossible. 

« Marius, l’attaque en masse ne peut tarder, lorsqu’elle arrivera, nous tuerons les deux gardes et ensemble dans la pièce qu’habite le Führer… » 

« C’est ça patron… mais pour moi, il doit être mûr pour l’asile... » 

« Ne t’en fais pas, Marius… il a toujours été fou. » 

Malheureusement, l'agent IXE‑13 et Marius ne parviendront pas à assassiner Hitler dans cet épisode des  Aventures étranges de l’agent IXE-13, intitulé « Sus à Hitler ». Mais nos héros s’échapperont tout de même de l'antre du Führer et continueront à combattre les nazis dans de nombreux autres épisodes à venir. Car IXE‑13 et Marius étaient des vedettes des années glorieuses des feuilletons populaires québécois, entre la Seconde Guerre mondiale et les années 1960, époque où les lecteurs dévoraient des histoires de femmes séduisantes, de cow-boys à la dégaine virile, de détectives montréalais charmants et d'un certain as de l'espionnage canadien-français. 

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Ces ouvrages sont nés d'un phénomène d'édition créé par un petit groupe d'imprimeurs, d'écrivains et d'artistes motivés qui ont vu une occasion à saisir. Dans les années 1920 et 1930, les lecteurs canadiens‑français se procuraient leur dose de fiction populaire grâce à des romans bon marché importés de France. Mais le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale en 1939 coupe le Québec de la production des éditeurs français, laissant ainsi le marché du livre bas de gamme libre de toute concurrence. En raison du contrôle des devises, les fonds canadiens ne peuvent pas servir à acheter des biens, tels que des livres ou des magazines étrangers, qui ne servent pas l'effort de guerre. Cette situation donne naissance à une production littéraire québécoise distincte qui est presque oubliée aujourd'hui. Pendant trois décennies, les éditeurs, principalement situés dans la région de Montréal, inonderont les rayons des kiosques à journaux, des pharmacies et des bureaux de tabac de milliers de courts romans en fascicules bon marché. Bien que les éditeurs aient expérimenté la publication de ces feuilletons dans des magazines et anthologies, le format le plus populaire reste le livre imprimé sur du papier journal de mauvaise qualité, soit sous forme de livret de seize pages vendu pour cinq cents, soit sous forme de cahier de trente‑deux pages vendu pour dix cents. 

Misant sur des genres populaires – romans policiers mettant en scène des détectives ou des policiers, récits d'espionnage, westerns, romances, science‑fiction et aventures diverses – ces petits livres attiraient parfois jusqu'à 50 000 lecteurs par titre. On estime qu'environ 11 000 de ces histoires ont été publiées, mais le total exact ne sera jamais connu, car le dépôt légal – ou le dépôt des publications aux bibliothèques pour archivage – n’était pas une obligation à l'époque, et le recyclage du papier en temps de guerre ne favorisait pas leur conservation. Le principal historien des romans en fascicules québécois, François Hébert, estime que les bibliothèques nationales du Canada et du Québec ont conservé environ 70 % de ces ouvrages, les autres se trouvant peut-être dans des collections privées. Il n'est pas facile de les dénicher, car les exemplaires restants sont parfois dans des endroits improbables. « Ce type de publication se rencontre principalement dans les marchés aux puces et les ventes-débarras, note François Hébert, et très peu dans les librairies d'occasion. » 

Plusieurs séries fort populaires ont connu une longue carrière, avec des héros canadiens‑français tels que le détective Albert Brien et l'aventurier Guy Verchères, en vedette dans environ neuf cents aventures. Mais le héros le plus aimé de tous est sans aucun doute l'espion Jean Thibault, alias l'agent IXE-13. 

L'agent IXE-13 a été créé par trois hommes qui, chacun à leur manière, sont aussi emblématiques des éditions bon marché québécoises que le héros qu'ils ont créé : l’auteur Pierre Daignault, l'illustrateur André L'Archevêque et l'éditeur Alexandre Huot. Leur collaboration montre comment ce marché repose, à ses débuts, sur quelques hommes dont les chemins se sont croisés à Montréal pendant les années de guerre. 

Huot est en quelque sorte le mentor des pionniers montréalais du roman en fascicules. Fils d'un cordonnier, il abandonne ses études de droit et commence sa carrière littéraire en réaction à la crise de la conscription de la Première Guerre mondiale. Révolté par l'assassinat de quatre personnes par l'armée lors d'une violente émeute contre la conscription à Québec, la fin de semaine de Pâques de 1918, il écrit et produit une pièce de théâtre sur le sujet la même année, en adoptant le nom de plume de Paul Verchères. Il utilisera plus tard ce même pseudonyme pour écrire les aventures du héros de ses feuilletons, le millionnaire devenu pourchasseur de criminels, Guy Verchères, surnommé « l’Arsène Lupin du Canada français », d’après le célèbre gentleman cambrioleur parisien. 

Dans un épisode intitulé « Feu d'Enfer » des Aventures extraordinaires de Guy Verchères, notre héros se retrouve à enquêter sur le cas suspect d'une femme qui serait morte d'un coup de chaleur par une froide journée d'automne. Soupçonnant son ancien mari, Boisvenu, de l'avoir assassinée, il affronte froidement le tueur : 

Rendu dans le salon, Verchères sortit un pistolet. 

« Boisvenu, je vous donne la chance de sortir l'arme que vous avez dans votre secrétaire. Vous avez dix secondes pour le faire. Si vous ne vous défendez pas, je vous abats comme un chien. » 

Boisvenu ne se fit pas prier. Il courut vers le meuble, l’ouvrit, sortit l’arme. 

Verchères comptait.

« Cinq, six, sept… » 

Boisvenu mit Verchères en joue. 

Verchères ne broncha pas. 

Boisvenu pressa la détente, le coup partit, alla se loger dans le chambranle de la porte. 

Froidement, Verchères mit son arme dans sa poche, regarda le trou qu’avait fait la balle, regarda Boisvenu, sourit étrangement, et dit : 

« C'est tout ce que je voulais savoir. »

En 1920, Huot publie un hebdomadaire dans sa ville natale. Il se lance bientôt dans le journalisme à plein temps, tout en continuant à écrire des pièces de théâtre et des romans en parallèle. Après avoir produit sa première pièce, Huot trouve un éditeur pour ses pièces plus récentes et ses premières œuvres en prose, Édouard Garand, un pionnier de la fiction populaire qui partage ses opinions contre la conscription. 

Un an après avoir fondé sa propre maison d'édition en 1922, Garand lance une collection intitulée Le roman canadien, proposant des romans de cinquante à cent pages au coût de 25 cents l’unité. À l'apogée de sa maison d'édition, pendant les Années folles, les tirages atteignent parfois plus de dix mille exemplaires par titre. Mais dans les années 1930, la maison d'édition de Garand s'essouffle, victime de la concurrence des romans‑feuilletons et des livres de poche importés de France. Le mentorat de Garand permet néanmoins à Huot d'acquérir une partie de l'expérience qu’il lui fallait pour créer les premiers magazines populaires et fascicules dans les années 1940. 

Lorsqu'il écrivait sur des criminels et composait des romans policiers, Huot pouvait également s'appuyer sur un autre type d'expérience : en 1939, il a été condamné à un an de prison pour avoir sollicité des dons sous de faux prétextes. 

Au début des années 1940, Huot devient rédacteur en chef du magazine montréalais Police Journal, le principal pourvoyeur de sensations fortes à bas prix de la ville. Le journal combine les reportages et la fiction, et certaines histoires sont également publiées séparément. L'hebdomadaire bon marché deviendra par la suite une maison d'édition, les Éditions Police Journal, et occupera une position dominante sur le marché, à tel point que ses titres connus sont aussi nombreux que ceux de tous les autres éditeurs de romans en fascicules du Québec réunis, selon M. Hébert. C'est en 1947 que Pierre Daignault a l'idée d'un feuilleton d'espionnage sur la Seconde Guerre mondiale, qui deviendra Les aventures étranges de l'Agent IXE-13. 

Né à Montréal en 1925, Daignault est le fils du célèbre acteur et chanteur folklorique Eugène Daignault. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le jeune Daignault s'installe à Toronto pour suivre l'entraînement de base de l'armée de l'air, apprenant suffisamment d'anglais pour se débrouiller. C’est là qu’il a peut‑être parcouru une bande dessinée populaire de l'époque, Secret Agent X-9, créée en 1934 par Dashiell Hammett, l'auteur du célèbre roman policier Le Faucon maltais, et Alex Raymond, le créateur du héros d'aventures spatiales Flash Gordon

De retour à Montréal, Pierre Daignault quitte rapidement un emploi de greffier de mairie pour suivre les traces de son père comme comédien, chanteur et conteur. Un cours par correspondance sur l'art de l'intrigue l'amène à écrire pour la radio, puis à proposer à l'imprimeur de Police Journal un feuilleton d'espionnage; en effet, Daignault a l’intention de se marier et cherche un complément de revenu. 

André L'Archevêque crée le logo IXE‑13 et illustre la plupart des aventures de l'agent secret. Fils de l'imprimeur montréalais Eugène L'Archevêque, André est né en 1923, a grandi dans le même quartier que Daignault et a suivi un parcours professionnel étonnamment similaire. Il fréquente une école d'art montréalaise, sert dans l'Aviation royale canadienne pendant la Seconde Guerre mondiale, étudie le dessin d'architecture et suit des cours par correspondance offerts par la Famous Artists School de New York. Illustrateur de livres et de magazines commerciaux, il réalise les dessins d'un des premiers romans en fascicules commercialisés par son père en 1941, avec des histoires signées par Alexandre Huot et Pierre Daignault. 

Plus tard, Huot et Daignault écriront chacun des épisodes d'une longue série mettant en scène le détective Albert Brien et sa femme et partenaire, Rosette. Dans un épisode intitulé « Rosette en péril », notre héroïne infiltre un réseau de trafic de rhum dans les îles françaises de Saint-Pierre‑et‑Miquelon. Après avoir survécu à plusieurs tentatives d'assassinat, Rosette découvre que l'homme qu'elle croyait amoureux d'elle est en fait le chef du réseau. Et maintenant, il la tient sous son emprise : 

« Tu en sais beaucoup trop maintenant. C'est dommage. » 

« Qu'est‑ce que tu veux dire? » « Je t’ai raté plusieurs fois, mais cette fois je vais t’achever, Mme Rosette Brien. » 

« Tu connais mon nom! Et tu m’as demandé de t’épouser? » 

« Je ne l'aurais pas fait. Mais je t'aime vraiment et je t'aurais laissé vivre quelques jours de plus si tu avais dit oui. » 

« Alors, c'était toi depuis le début... ? » 

« En effet. Je n'ai jamais raté un tir sur quelqu'un avant toi. » 

C'est pourquoi mes associés t’ont surnommée LA FILLE DU DIABLE ». 

« Merci pour le compliment. »

« Tu as eu une belle une vie, semble-t-il, mais il ne te reste plus beaucoup de temps. » 

Le Police Journal et ses rivaux publient des feuilletons à un rythme effréné. Les couvertures sont souvent des photographies réutilisées ou des dessins rapidement esquissés, à tendance généralement vulgaire ou suggestive. La plupart des meilleures couvertures de l'Agent IXE‑13 et de nombreuses autres séries ont été créées par André L'Archevêque. 

Si la majeure partie de ces romans sont écrits par des auteurs canadiens‑français, certains éditeurs recyclent des histoires publiées en France. En fait, les éditeurs pouvaient publier une histoire plus d'une fois, sous un titre différent, pour répondre à une demande de dernière minute. Les personnages font référence à des héros et des méchants célèbres de la fiction populaire française, comme Arsène Lupin, inspiration évidente de feuilletons tels que Les aventures d'André Lupin, gentleman-cambrioleur et Les aventures extraordinaires d'Arsène Lupien. Même les héros maison comme IXE‑13 affrontent des contrefaçons, comme Spy X‑14 et Spy Number 13. Le recyclage de personnages et d'idées par d'autres écrivains ou éditeurs, sans tenir compte  des droits d’auteur, faisait partie du jeu. 

Au cours de ses premières années en tant qu'auteur de romans à quat’sous, Daignault se levait la nuit pour enregistrer ses idées d’histoires et ainsi s'assurer de ne pas les oublier. Une fois qu'il avait une intrigue en tête, il pouvait écrire un épisode en une dizaine d'heures de travail, et se souvient même d'en avoir produit un en quatre heures. Le succès de l’agent IXE-13 l'amène à assumer une grande partie de l'écriture des aventures d'Albert Brien et à mettre son grain de sel dans d'autres séries, selon les besoins de son éditeur. Son inspiration l’amène aussi à créer le personnage de Diane, la belle aventurière, l’une des rares héroïnes féminines à figurer en tête d'affiche d'une série de romans d'action. 

Au total, environ un cinquième des romans en fascicules québécois de cette époque sont produits par Daignault avec l'appui de son épouse, Rita Lamontagne, qui révise ses textes et résume les épisodes de chaque semaine pour l'aider à se souvenir des aventures précédentes. S'il participe à l'écriture d'autres séries, il travaille seul sur IXE-13, à une exception près : 

« En 1963, j'ai eu un grave accident de voiture, se souvient‑il dans une interview pour le recueil d'essais Le Phénomène IXE-13, paru en 1985. J'ai passé trois jours à l'hôpital de Saint‑Jérôme, dans un état semi‑comateux. Comme je devais rendre un IXE‑13, Louise [ma fille] s'asseyait à mon chevet et, chaque fois que je me réveillais, je lui dictais quelques pages. Je m'endormais à nouveau et, lorsque je me réveillais, je continuais à dicter comme si je n'avais pas arrêté. Lorsqu'elle l'a dactylographié, elle s'est rendu compte que l'histoire était trop courte, malgré une bonne intrigue, et elle a ajouté quelques phrases de son cru. C’était la première fois qu’elle m’aidait, et elle a été la seule personne à écrire, dans toute la série IXE-13, quelques lignes qui n'étaient pas les miennes. » 

Sous le pseudonyme de Pierre Saurel, Daignault écrit un millier d'histoires mettant en scène l'agent IXE‑13. Les tirages sont en moyenne de vingt à trente mille exemplaires par épisode, pour un total de vingt à vingt‑huit millions d'exemplaires vendus. En fait, les Éditions Police Journal cesseront de publier leur journal hebdomadaire Police Journal en 1954, probablement parce que les histoires en fascicules sont plus populaires. Thibault n’est pas seulement courageux, intelligent et débrouillard – en plus de briser quelques cœurs à l’occasion – mais il est un héros canadien‑français au cœur des événements mondiaux, à une époque où les Canadiens-Français n’ont pas beaucoup de modèles sur la scène internationale. 

Comme Daignault doit continuer à inventer des histoires en raison de la popularité instantanée de son personnage, IXE-13 s'attaque à de nouveaux ennemis après la défaite des nazis. Lorsque l’Union soviétique lance le satellite Spoutnik en 1957, IXE-13 est envoyé dans l'espace et vit des aventures dignes de Flash Gordon. Après avoir parcouru la galaxie pendant près de vingt numéros consécutifs, IXE‑13 et ses compagnons reviennent finalement sur Terre – et ne reparleront plus jamais de leurs aventures spatiales. 

Pendant la guerre froide, l'agent IXE‑13 est également confronté à des méchants communistes. Dans l'épisode 950, « Le nouvel allié de Taya », notre héros rencontre une séductrice chinoise : 

IXE‑13 est l'ennemi numéro un des communistes partout dans le monde, mais en Chine règne la puissante Taya, celle que l'on a surnommée la « reine des communistes chinois ». Taya était connue pour être une femme extrêmement dangereuse. Elle était non seulement impossible à arrêter, mais aussi avide de pouvoir et de gloire. 

Elle était sûrement l'une des plus belles femmes du monde et sans doute l'une des plus perverses. Elle savait que tous les hommes rêvaient d'elle et perdaient la tête dès qu'ils la voyaient. Taya aimait les hommes, et son corps était l'une de ses armes préférées : son lit était son champ de bataille de prédilection. 

Combien de dirigeants dans le monde et d'hommes importants ont perdu la tête dès qu'elle les tenait dans ses bras? On ne peut plus les compter. Taya était une experte en amour. Au bras d’un nouvel amant, elle perdait toute inhibition et semblait follement éprise. 

Pourtant, quelques instants plus tard, elle pouvait se retourner contre lui et le faire assassiner. 

Les romans à quat’sous québécois s'adressent aux adolescents, mais aussi aux cols blancs et aux femmes au foyer. Les collégiens risquaient l'expulsion en lisant et en échangeant clandestinement ces romans émoustillants. 

Bien que les romans s'adressent à un vaste public, ils sont parfois aux limites de ce que tolère l'Église catholique, encore dominante dans la province. La couverture promettait souvent le fruit défendu, mais les histoires elles‑mêmes étaient beaucoup plus chastes. La hiérarchie catholique méprisait ce genre de littérature, et les éditeurs n'étaient pas assez puissants pour pouvoir se défendre contre des accusations de pornographie devant les tribunaux. En 1946, un prélat catholique, Monseigneur Valois, condamne les journaux et les magazines qui cherchent à exciter la « sensualité » de leurs lecteurs et les « romans à dix sous que l'on trouve partout », en affirmant  ce qui suit : « La plupart de ces romans sont incontestablement mauvais et obscènes; les autres ne valent pas le papier sur lequel ils sont imprimés. » 

Un numéro provocateur intitulé « Pénétration nocturne » des Éditions Bigalle – faisant référence au quartier parisien de Pigalle – présente en couverture un personnage masqué pénétrant dans la chambre d'une femme endormie. Pourtant, l'histoire n’offre rien de plus qu'une idylle platonique, sans lien réel avec l'illustration et le titre sombrement suggestifs. L'agent IXE‑13 a pour sa part séduit un grand nombre d'agentes allemandes, soviétiques et chinoises, en plus de sa fiancée de longue date, qu'il finira par épouser. 

Dans les années 1960, les romans à quat’sous commencent à s'essouffler. L'éditeur québécois Héritage publie des traductions françaises de bandes dessinées de super‑héros américains, tandis que des éditeurs belges et français proposent des livres de poche bon marché avec des histoires plus longues et de meilleure qualité. Dans la plupart des foyers québécois, les téléviseurs récemment achetés offrent de nouvelles séries locales passionnantes et des émissions américaines doublées. 

Huot meurt en 1953, une dizaine d'années avant la fermeture des Éditions Police Journal, au milieu des années 1960. L'Archevêque survit grâce à l'illustration commerciale de livres et de magazines pendant des années, puis passe à la peinture figurative dans la cinquantaine, en tant qu'artiste indépendant. 

Après la faillite des Éditions Police Journal, Daignault fonde une maison d'édition qui ne fera pas long feu, les Éditions Pierre Saurel, pour tenter de convertir IXE-13 et d'autres héros de romans en playboys se rapprochant du modèle en vogue de James Bond. Bien que les couvertures indiquent clairement qu'il s'agit d’ouvrages réservés aux adultes, les ventes stagnent et l’aventure prend rapidement fin. 

Mais Daignault a d'autres talents. Contrairement à des auteurs québécois plus célèbres, il écrit surtout pour gagner de l'argent et ne se limite pas à la fiction. De 1949 à 1962, il dirige la compagnie théâtrale Pierre Daignault, qui monte environ soixante-quinze spectacles par année dans de petites salles paroissiales, mettant en scène ses propres pièces, principalement des comédies. Il reste actif à la radio et, plus tard, à la télévision, en tant qu'interprète, « calleur » de danses carrées et sympathique présentateur de musique et de contes folkloriques. En 1960, il remplace son propre père dans un rôle du célèbre feuilleton télévisé de Radio-Canada Les Belles Histoires des pays d'en haut. C’est avec une série de romans policiers des années 1980 mettant en scène un détective manchot, Le Manchot, qu'il renoue réellement avec l'écriture. Cependant, ses derniers écrits n'ont jamais égalé le succès de ses romans à dix sous.

En 1972, de nombreux piliers de la culture traditionnelle du Canada français sont emportés par  la Révolution tranquille, un épisode de l’histoire du Québec qui est illustré dans le film parodique IXE-13. Au lieu de célébrer le grand héros canadien-français, le réalisateur-producteur Jacques Godbout, aujourd'hui légendaire, imagine une fausse comédie musicale avec une ribambelle de femmes sexy se moquant de la série et de ses intrigues éculées. Séparatiste avoué, Godbout a sournoisement ridiculisé Thibault en le présentant comme un « vendu » pro‑canadien. S'éloignant du matériel d’origine, le film présente des combats de nains, des scènes de fusillade dans une église et des emprunts au personnage de James Bond. On peut dire qu’Austin Powers est à James Bond ce que le personnage principal de Godbout était à l'ardent patriote canadien de Daignault. 

Le legs durable des romans à quat’sous québécois a sans doute surpris la génération du baby-boom qui trouvait les goûts littéraires de leurs parents d’une triste banalité. Malgré ses détracteurs, IXE-13 est devenu un symbole de la culture populaire canadienne‑française de l'après-guerre. 

Récemment, le Club Illico de Vidéotron a annoncé la reprise d’IXE-13 dans une série télévisée de huit épisodes portant sur le retour de Thibault à l'espionnage après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans cette série, dont la date de sortie n'a pas encore été annoncée, l'ancien héros de guerre dirige une boîte de nuit dans le quartier chaud de Montréal, tandis que son partenaire Marius gère un club de boxe. On confie alors aux deux personnages la mission d'empêcher des espions russes de voler de l'uranium enrichi pour fabriquer la première bombe nucléaire de l'Union soviétique. Le scénariste Gilles Desjardins a avoué au Journal de Montréal en novembre 2022 qu’en raison des événements internationaux, son intrigue n'était plus aussi démodée qu’on aurait pu le croire, permettant ainsi à l'agent IXE-13 de retrouver une seconde jeunesse. 

Cet article est paru dans le numéro August-September 2023 du magazine Canada’s History.

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