Fong, un fermier choy-é
Automne 1951 au bord du fleuve Fraser, à Vancouver
La dernière caisse de bok choy avait enfin été chargée dans le camion.
— Ça suffit pour aujourd’hui! déclara Fong Wing. Je vais apporter ce chargement à M. Louie demain.
Pendant que le camion de livraison de la ferme des Fong était garé pour la nuit, M. Charlie, le propriétaire de la terre, s’approcha de lui.
— Josephine a fait cuire du pain frais.
— Oui, je le sens! s’exclama Fong entournant la tête vers lui avant de se dirigervers sa maison pour se laver.
Josephine Charlie, qui avait 20 ans,vivait avec ses parents. Elle les aidait àgérer leur propriété sur le territoire de la Première Nation Musqueam et préparaitles repas pour les travailleurs. La famille Charlie était propriétaire de la terre et la louait à des agriculteurs venus de la Chine pour s’établir en Colombie-Britannique.
— Aimerais-tu venir à une fête en fin de semaine, Fong? demanda M. Charlie. Le gouvernement a interdit nos potlatchs pendant des années, mais c’est terminé!
Fong marmonna un « oui » avant même d’y penser. Il n’avait pas eu de répit depuis longtemps, sans parler d’une fête.
— Parfait! Tu n’as rien à apporter, à part un estomac vide! dit M. Charlie en souriant.
— Merci, monsieur Charlie. J’y serai! Fong se disait qu’il pourrait sûrement prendre une soirée de congé pour se reposer de ses tâches épuisantes d’emballeur de légumes. Il travaillait assez vite, et ses oncles étaient eux aussi de bons travailleurs.
Le samedi arriva très rapidement. Selon les coutumes chinoises, il ne fallait jamais se présenter à une fête les mains vides, mais il n’avait pas eu le temps d’acheter un cadeau pour son hôte.
— Je vais juste ramasser dans le champ les guylans les plus gros et les plus appétissants, et en apporter une grosse caisse à la famille Charlie, se dit-il.
Sa caisse à la main, il se joignit à la file d’invités qui se dirigeaient vers le potlatch des Charlie. —
Venez, tout le monde, cria M. Charlie pour couvrir le vacarme de la musique et des tambours.
— Voici un cadeau de notre ferme, dit Fong en lui remettant ses beaux légumes verts.
Il était fasciné par tout ce qu’il voyait et entendait dans la grange de M. Charlie. Il n’avait jamais vu ni senti de telles choses.
— Ces magnifiques décorations et ces beaux vêtements... cette belle musique rythmée... et cette odeur de saumon fumé sur le barbecue! murmura-t-il pour lui-même.
— Merci, Fong. Vos produits sont toujours tellement frais et goûteux! lança M. Charlie.
— Bienvenue, dit Mme Charlie en servant à Fong un plat rempli de nourriture. Il savourait sa première bouchée de saumon fumé quand il vit Josephine s’approcher de lui.
— Voici une nouvelle paire de gants pour vous, Fong, dit la fille des Charlie en faisant sa tournée pour présenter le même cadeau à tous les jeunes hommes.
— Merci, dit Fong avec un sourire reconnaissant.
Il avait toujours entendu dire que les hôtes des potlatchs étaient très généreux et il en avait maintenant la preuve.
M. Charlie vint le voir un peu plus tard.
— J’ai vraiment beaucoup mangé! dit Fong.
— Je suis bien content! Avant, j’aidais mes parents à préparer des potlatchs comme ça, dit le vieil homme. Mais quand j’avais 17 ans, le gouvernement a déclaré illégaux nos événements spéciaux.
— Je suis vieux maintenant, ajouta-t-il avec un clin d’oeil, mais je sais encore comment faire la fête!
— C’est pour quelle occasion?
En posant la question, Fong se rappela la dernière fois où il avait célébré le Nouvel An chinois dans son village d’origine. C’était l’année du Singe. Il y avait eu beaucoup de festins, de pétards et de danse du lion — toute la fête avait duré presque deux semaines!
— Pour deux occasions, répondit le vieux M. Charlie. La naissance de mes deux petits-enfants jumeaux et la fin de l’interdiction des potlatchs!
Un an plus tard
M. et Mme Charlie planifiaient un nouveau potlatch pour une autre occasion. Fong et Josephine allaient se marier! Le jeune couple ne pouvait pas s’empêcher de sourire en regardant Mme Charlie tresser habilement de grands paniers en cèdre dans lesquels ils allaient placer les cadeaux destinés à leurs invités.
— Tenons notre mariage ici même, sur la ferme des Fong, dit Fong.
— Tu veux dire ici, sur ma terre ancestrale qui appartient à la nation musqueam, répliqua Josephine.
— Oui, c’est ce que je voulais dire, ma chérie, répondit Fong avec un sourire.
Josephine et Fong se marièrent au printemps 1952, par un bel aprèsmidi ensoleillé, et la mariée prit le nom de Mme Josephine Fong Wing. Elle connaissait déjà les traditions musqueams concernant la culture des plantes, et elle y ajouta la culture de légumes chinois : le mini bok choy, l’ong choy, le siu choy, le sai yeung choy et le choy sum. Chaque fois que quelqu’un lui posait la question, elle répondait que son plat préféré était le guylan, avec de la sauce ho yow (sauce aux huîtres) comme trempette.
Vingt-cinq ans et six enfants plus tard, Fong prononça un petit discours pendant le banquet organisé pour ses noces d’argent.
— En 1951, déclara-t-il avec un petit sourire, un bras autour des épaules de sa femme, quand M. Charlie m’a invité à son potlatch, je savais que Josephine était pour moi — et que j’étais vraiment choy-é!
Nous avons inventé les personnages de cette histoire, mais ils sont inspirés de personnes et de situations réelles. En 1940, la ferme de Lin On Yuen était une des 13 fermes gérées par des Sino-Canadiens au bord du fleuve Fraser sur la réserve indienne musqueam no 2. C’est la ferme sur laquelle Hong Tim Hing a travaillé.
Il est arrivé de la Chine au Canada en 1920, à l’âge de 15 ans, pour rejoindre ses oncles qui étaient venus avant lui. Il a occupé d’autres emplois avant de faire pousser des légumes sur des terres appartenant à Seymour Grant. C’est là qu’il a rencontré la fille du propriétaire, Agnes, qu’il a épousée en 1941. Ils ont eu quatre enfants.
Leur fils aîné, maintenant l’aîné musqueam Larry Grant, se souvient que tous les agriculteurs parlaient le cantonais tandis que lui et ses frères et soeurs avaient appris le hən̓q̓əmin̓əm̓ (on prononce « Hung-que-mi-nomme ») par leur mère. Larry dit qu’il trouvait toujours difficile de se présenter. Quand les Blancs lui posaient la question, il disait qu’il était « à moitié indien », mais ils le corrigeaient en lui disant qu’il était « à moitié chinois ». Comme il ne parlait pas le chinois, il n’avait pas de liens avec son héritage chinois.
Les fermes ont disparu dans les années 1960, quand les terres ont été transformées en terrain de golf. Tu trouveras un documentaire sur la famille Grant, intitulé All My Father’s Relations (en anglais seulement), sur CBC Gem.