Isabeau s'y promène et Mitaine et chausson
Nous avons le plaisir de vous parler d’une magnifique chanson traditionnelle qui nous vient originellement de France mais que plusieurs collectivités francophones partout dans le monde se sont appropriée, à leur façon. Il s’agit de la chanson triste, voire tragique, Isabeau s’y promène, chantée ici par le célèbre baryton montréalais du début du vingtième siècle, Joseph Saucier. Il serait opportun d’écouter la chanson et ensuite de la commenter, ainsi que son interprète. Plusieurs la reconnaîtront.
Jean-Philippe : Pouvez-vous nous expliquer les origines de cette chanson, ses paroles, sa mélodie ?
Rachelle : « Isabeau s'y promène » est une chanson traditionnelle française qui nous vient de Champagne et de Normandie. Il en existe deux versions distinctes, une lyrique et l’autre, plus dansante. C’est le folkloriste canadien Ernest Gagnon, qui en donne la version lyrique - la plus répandue - dans ses Chansons populaires du Canada, (publié en 1865), et que nous avons entendue à l’instant. Comme chanson de danse, elle fut recueillie au Québec (1916), entre autres, dans le comté de Charlevoix et publiée par le grand ethnomusicologue Marius Barbeau dans son ouvrage Alouette (Montréal 1946).
Le texte existe, lui aussi, en deux versions principales. Dans l'une des versions, Isabeau monte à bord d'un vaisseau pour apprendre une chanson du plus jeune des trente matelots qu’elle rencontre sur sa promenade, et se met à pleurer parce que son anneau d’or est tombé à l'eau; le marin plonge pour le retrouver et se noie. Dans l'autre version du texte, Isabeau, émue par la chanson du jeune marin, pleure, et je la cite, « mon cœur volage que j'ai laissé gagner ». Le marin la console mais la prévient que « si tu chantes la belle, on te le reprendra », ce qui veut dire que si elle parle de cette relation à d’autres, il lui reprendra son anneau. En voilà toute une morale ! Dans la version entendue ici, on a coupé les derniers vers et la chanson se termine sur « elle se mit à pleurer », laissant présager tous les scénarios possibles !
Quel est le sens de ce texte, selon vous ?
Bien évidemment, il s’agit d’une histoire de séduction : un jeune homme, un matelot, attire une jeune femme vers sa barque, elle se laisse séduire par lui et la tragédie s’ensuit. La métaphore de l’eau, c’est la sensualité, d’attraction, le rêve ; être sur le bord de l’île, de l’eau, du ruisseau, cela signifie sans doute d’être sous l’emprise d’une attraction, sur le point d’entrer dans une relation qui dans ce cas-ci, est illicite. Bref, le jeune matelot qui chante, c’est le séducteur qui attire Isabeau dans sa barque avec sa chanson, tel une sirène. Isabeau, elle, perd son anneau et en pleure, ce qui veut probablement dire qu’elle se laisse séduire et le regrette beaucoup. Le matelot meurt en essayant de la consoler, en plongeant trois fois dans l’eau pour retrouver l’anneau. À noter aussi que le chiffre trois est aussi très symbolique : de la Trinité, du triangle amoureux, de la perfection ici perdue, car le chiffre trois est symbole de perfection et de vertu. Voilà donc la richesse métaphorique des chansons traditionnelles, leur contenu souvent chargé de moralité ou de sagesse, leur côté éducateur à travers paroles et musique, les propos cachés ou sous-entendus, et aussi, leur plasticité, leur adaptation à plusieurs cultures locales.
Et la musique ?
Musicalement, il faut noter la saveur ancienne de la mélodie, son aspect modal. Par ceci, je veux dire qu’elle est construite sur un mode musical dit « plagal » qui relève des chansons médiévales ou de la Renaissance plutôt que d’être dans une tonalité selon nos systèmes classiques modernes. Son rythme est louré, c’est-à-dire doucement berçant, comme l’eau elle-même lorsqu’elle n’est pas déchaînée, bien entendu, et la mélodie est très expressive avec des pointes dans l’aigu. L’arrangement au piano d’Achille Fortier est très évocateur du ruissellement de l’eau, de son mystère aussi. D’ailleurs, dans la version chantée par Saucier que nous avons entendue, le mot « ruisseau » est substitué à « vaisseau, » que l’on entend d’habitude. « Ruisseau » dans la version qui nous occupe est prétexte à un bel accompagnement rutilant, au piano. On y entend littéralement les remous sur le bord de l’eau !
En effet, la mélodie est merveilleuse et sa saveur, très ancienne. Cette chanson a-t-elle inspiré d’autres musiciens ?
Parmi les compositeurs canadiens qui se sont inspirés de cette chanson, citons Violet Archer (Variations on a Canadian Folk Tune, « Isabeau s'y promène », 1941, pour piano), Hector Gratton (Variations libres sur « Isabeau s'y promène », 1954, pour cordes, piano, célesta et harpe) et Keith Bissell (Variations on a Canadian Folk Song, 1973, pour cordes, enregistrées par les Chamber Players de Toronto). Des arrangements furent réalisés par Healey Willan (1929), pour violon et piano, et Claude Champagne, pour quatre voix égales (1960). Outre les enregistrements sur 78 tours d'Éva Gauthier, Édouard LeBel et Joseph Saucier, la chanson fut gravée sur microsillon plusieurs fois et des groupes populaires folkloriques comme Malicorne l’ont enregistré aussi. Elle a fait fureur, cette vieille ballade, avec raison !
Parlez-nous un peu de l’interprète, le baryton Joseph Saucier.
On croit que Joseph Saucier est le premier Franco-Canadien à avoir fait un enregistrement au Canada (vers 1904). Il est né à Montréal, en 1869. Doué et précoce, il donne une représentation devant le public en tant que pianiste à l'âge de 10 ans. À l'âge de 18 ans, encouragé par des amis qui appréciaient sa voix, il décide de poursuivre une carrière de chanteur plutôt que de continuer le piano et étudie avec entre autres avec Achille Fortier, celui qui a fait l’arrangement d’ « Isabeau s’y promène ». Il connaît un succès qui ne se fait pas attendre, avec différentes chorales; il devient soliste à l'église du Gesù et à la cathédrale Saint-Jacques ainsi qu'avec l'Orchestre symphonique de Montréal. En 1897, il est organiste et chef de chorale à l'église St-Louis du Mile-End à Montréal. La même année, il part étudier le chant au Conservatoire de Paris et se produit sur scène avec succès dans des récitals à Londres et à Paris. Il revient définitivement à Montréal au printemps 1903, il accepte le poste de chef de chorale à l'église de l'Immaculée-Conception et connaît par la suite une belle carrière dans l’enseignement et au concert. Il fait plusieurs enregistrements, incluant l’album de chansons folkloriques françaises dont est tiré « Isabeau s’y promène ». Joseph Saucier meurt à Montréal, le 20 avril 1941. On a nommé une avenue de Montréal en son honneur.
Avez-vous d’autres informations, pour terminer ?
L’accompagnateur était probablement la femme de Saucier, mais son nom ne paraît pas sur le disque, malheureusement. Elle s’appelait Octavie Turcotte.
L’auditeur appréciera la grande liberté rythmique de l’interprétation, la voix riche et l’élocution très précise de Saucier. C’était un grand talent d’ici, comme plusieurs chanteurs d’opéra et de musique classique issus de la francophonie canadienne.
Mitaine et chausson
Nous allons nous amuser un peu à l’écoute de cette chansonnette qui se veut naïve, un tantinet grivoise et à saveur populaire, chantée par Juliette Béliveau qui y incarne une travailleuse du textile.
Qu’est-ce qui vous a amenée à choisir cette chanson de Juliette Béliveau ?
J’avoue que je connaissais peu Juliette Béliveau avant d’effectuer ma recherche sur cette chanson dont le titre m’intriguait. Je savais quand même que Juliette Béliveau était une artiste populaire de très grand renom au Québec, et j’avais envie de la découvrir.
Elle était surtout une actrice de théâtre de variétés, de la télévision populaire ainsi que du cinéma. Elle a même tourné pour la télé quelques réclames publicitaires mémorables, dont une pour les rôtisseries St-Hubert, très connue au Québec autour de 1960 et dont certaines personnes parlent encore! Mais elle était connue partout dans le monde francophone, particulièrement en France. De vous expliquer tout ce qu’elle a fait prendrait un peu de temps !
Commençons donc par un survol rapide de la carrière de Juliette Béliveau.
Je tiens à remercier le musicologue expert des artistes québécois populaires, Robert Therrien, pour l’information biographique sur Juliette Béliveau que je paraphrase ici. Un texte excellent et plus exhaustif de sa plume se trouve en effet sur le site du Gramophone virtuel de Bibliothèque et archives Canada, et j’invite les auditeurs à le lire.
Juliette Béliveau est née le 28 octobre 1889 et à dix ans seulement, monte sur scène au Monument-National à Montréal. Deux ans plus tard, on la retrouve dans La Case de l'oncle Tom au Théâtre National. Elle fait des études de diction et continue sur sa lancée théâtrale, créant en 1903 le rôle-titre de la pièce Véronica (1903) destinée d’abord à la grande actrice française Sarah Bernhardt. Bernhardt et Béliveau se rencontrent d'ailleurs en 1905. Juliette Béliveau continue de se produire sur scène avec un succès grandissant mais son mariage la contraint de réduire ses activités professionnelles en 1916. Pas pour longtemps ! À compter de 1920, elle multiplie ses engagements, enregistre des chansons fantaisistes et plus d'une centaine de sketches humoristiques sur disque, tout en tenant la vedette dans une centaine de comédies bouffes. Elle deviendra, également, l’une des actrices favorites de Gratien Gélinas.
On pourrait dire que Juliette Béliveau était artiste multimédia avant la lettre. On l’entend dans plusieurs radioromans, dont « Le Curé de village » (CKAC, 1935-1938), « Rue principale » (CKAC, 1937-1959) et « Un homme et son péché » (SRC, 1939-1957), en plus d'animer avec Henri Letondal « L'Heure provinciale » (CKAC). Sa popularité radiophonique est à son comble avec « Le Programme Juliette Béliveau » (CKAC, 1947-1950). Au cinéma, elle joue dans Un homme et son péché (1949) de Paul L'Anglais, Le Gros Bill (1949) et Le Rossignol et les Cloches (1950) de René Delacroix et Ti-Coq (1952) de Gratien Gélinas. La télévision est un médium de prédilection pour elle : entre 1953 et 1975, elle est de la distribution de téléromans à n’en plus finir, comme « La Famille Plouffe », « La Feuille au vent », « Toi et moi », « Les Quat' fers en l'air », « Grandville, P.Q. », « La Pension Velder », « Les Belles Histoires des pays d'en-haut », « Sous le signe du lion », « Le Pain du jour », « Rue de l'Anse », « Septième Nord », et « Rue des Pignons », plusieurs étant des séries cultes. Elle est invitée à toutes les émissions de variétés et devient même l'héroïne d'une bande dessinée !
Cette toute petite femme adulée et couverte d’honneurs, à qui 2500 personnes rendent hommage le 11 mars 1972 lors d'un gala télévisé au Théâtre St-Denis de Montréal, meurt à Montréal le 26 août 1975.
Ainsi, la chanson n’était qu’une de ses activités d’artiste parmi tant d’autres.
Oui, bien qu’aux variétés et au théâtre en général, on devait, et l’on doit toujours pouvoir chanter avec un minimum de projection vocale, c’est certain. En écoutant chanter Juliette Béliveau, on s’aperçoit bien qu’elle y est pour le propos plus que pour l’esthétique musicale!
D’abord, malgré le tempo plus allant donné au début par le pianiste, elle ne manque pas de ralentir, ensuite lui d’essayer d’imposer encore un tempo plus rapide, et elle de le ralentir encore plus. On sent ici un combat de vaudeville à petite échelle, et l’effet est très comique. Également, malgré sa voix un peu aigre et nasillarde, sans doute un choix adapté au personnage qu’elle incarne dans la chanson, Juliette Béliveau maîtrise parfaitement le discours avec son accent populaire, ses effets de voix qui sont comme des clins d’œil pour qui veut bien comprendre le vrai sens des mots !
En somme, la chanson ne manque pas de nous faire rire avec ses allusions et ses métaphores hilarantes, et dès lors on comprend tout à fait la popularité de Juliette Béliveau auprès de son public.
Alors, parlez-nous de cette chanson, « Mitaine et chausson »
Deux amoureux travaillent ensemble dans une usine de fabrication de lainages, un « tricot de laine ». Lui, s’appelle Philémon. Elle sait comment faire des mitaines et lui, des chaussons. Le soir, après l’ouvrage, il la reconduit à la maison et lui dit des mots doux, dans son « beau langage ». Ensuite, vient le refrain : « Il m’appelle sa mitaine, moi je l’appelle mon chausson, et sept jours par semaine, on s’aime, c’est pas poison ». Quand elle a des frissons, il lui prête sa mitaine et elle lui prête son chausson, dans un échange tout à fait courtois qui est truffé, cependant, de sous-entendus. Tout cela, livré avec un accent local et autres métaphores de chaleur, de douceur comme la laine dans l’hiver montréalais. En somme, je crois qu’il s’agit d’une chanson sur l’intimité à l’image des personnages dont les vies sont faites de travail sans relâche, de peine pour quelques sous, que seul l’amour peut égayer et divertir. La naïveté voulue dans le propos et l’humour grivois cachent un côté sérieux, une histoire familière à laquelle plusieurs ouvriers et ouvrières à l’aube de la Grande dépression pouvaient s’identifier.
La chanson, écrite par Roméo Beaudry, l'un des plus importants producteurs d'artistes canadiens de la première moitié du vingtième siècle et celui qui a découvert La Bolduc, fut enregistrée en 1929 sur étiquette Starr, sur 78 tours de 10 pouces. Le distributeur est la Canada Sales Limited de Toronto et le fabriquant, la Compo Company Limited, dont Bibliothèque et archives Canada détient d’ailleurs le fonds.
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